Loic Barbo

Le prix Nobel de physique de 1903

Auteur : Loic Barbo

Le 14 novembre 1903, Pierre et Marie Curie reçoivent une lettre du professeur Carl Aurivillius, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences de Stockholm.

« Monsieur et Madame Curie,
Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le communiquer télégraphiquement, l’Académie des Sciences, dans sa session du 12 novembre, a pris la décision de vous décerner la moitié du prix Nobel de Physique de cette année.

Le 10 décembre, à la réunion solennelle générale, seront publiées les décisions — devant jusqu’alors être tenues strictement secrètes — des différentes commissions chargées de décerner les prix, et à la même occasion seront aussi distribués les diplômes ainsi que les médailles d’or.
Au nom de l’Académie des Sciences, je viens donc vous inviter à bien vouloir assister à cette réunion pour recevoir votre prix en personne. Conformément à l’article 9 du statut de la fondation Nobel, vous êtes tenus de faire à Stockholm, dans le délai des six mois qui suivront la réunion, une conférence publique ayant trait au travail couronné. 1 ».

Pierre Curie répond par une lettre du 19 novembre et après avoir remercié l’Académie des sciences suédoise, il demande le report de la remise du prix et de la conférence.

« Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Nous sommes très reconnaissants à l’Académie des Sciences de Stockholm du grand honneur qu’elle nous fait en nous décernant la moitié du prix Nobel de Physique. Nous vous prions de vouloir bien lui transmettre l’expression de notre gratitude et nos remerciements les plus sincères.

Il nous est très difficile de nous rendre en Suède pour la séance solennelle du 10 décembre. Nous ne pouvons nous absenter à cette époque de l’année sans amener un trouble très grand dans l’enseignement qui est confié à chacun de nous. Dans le cas où nous irions à cette séance, nous ne pourrions rester que fort peu de temps, et c’est à peine s’il nous serait possible de faire connaissance avec les savants suédois.
Enfin Mme Curie a été malade cet été et n’est pas encore parfaitement rétablie.Je viens vous demander de reporter à une date ultérieure l’époque de notre voyage et de la conférence. Nous pourrions par exemple aller à Stockholm à Pâques, ou, ce qui conviendrait mieux encore, vers le milieu de juin (…). 2 ».

Pierre et Marie Curie dans leur laboratoire, dit “l’atelier de la découverte”, à l’École de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, vers 1903.
Pierre et Marie Curie dans leur laboratoire, dit “l’atelier de la découverte”, à l’École de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris, vers 1903.

Le prix Nobel de physique attribué pour la troisième fois seulement, fait partie des cinq prix, décernés chaque année, selon les vœux de leur créateur Alfred Nobel, pour récompenser « ceux qui pendant l’année précédente auront apporté les plus grands bienfaits à l’humanité 3». Alfred Nobel (1833-1897), est un chimiste suédois. Ses recherches sur les explosifs et ses innovations techniques (élaboration à partir de la nitroglycérine extrêmement instable, de la dynamite pouvant être manipulée et transportée sans danger) furent à l’origine de l’édification d’un empire industriel (usines de produits chimiques, sociétés d’exploitation pétrolière). Par testament, il décida la création d’une fondation destinée à décerner cinq prix richement dotés.

Les prix Nobel de physique et de chimie sont décernés par l’Académie des sciences de Stockholm aux auteurs de la « découverte ou de l’invention la plus importante dans le domaine de la physique et dans le domaine de la chimie ». Trois autres prix sont également attribués : par l’Institut Carolin de Stockholm pour la physiologie ou la médecine, par l’Académie de Stockholm pour distinguer l’auteur de l’« œuvre littéraire la plus remarquable d’inspiration idéaliste » et enfin, par une commission issue du parlement norvégien pour encourager « la personnalité qui aura le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes ainsi qu’à la réunion ou la propagation des congrès pacifistes 4».

Les différentes institutions suédoises et norvégienne chargées par Alfred Nobel, de décerner les prix, constituent des comités destinés à préparer l’attribution de ces prix. Ces comités reçoivent des propositions de lauréats, envoyées par des personnes habilitées à cet effet, appartenant à des sociétés savantes et à des académies, suédoises ou étrangères. Les membres des différents comités examinent les dossiers reçus et fournissent à leurs institutions respectives des rapports motivés permettant l’attribution des prix. En 1903, le Comité Nobel de l’Académie Royale des sciences de Suède pour la physique est présidé par le professeur C.-B. Hasselberg. Les autres membres sont : Robert-T. Thalén, ancien
professeur de physique à Uppsala, Hugo-H. Hildebrandsson, professeur de météorologie et Knut-J. Ångström, professeur de physique dans cette même ville ainsi que Svante-A. Arrhenius, professeur de physique à Stockholm.

En 1901, les premiers prix Nobel scientifiques avaient été attribués en physique à W.C. Röntgen pour la découverte des rayons X et en chimie à Van’t Hoff pour ses travaux sur la cinétique chimique et l’étude de la pression osmotique. L’année suivante, H.A. Lorentz et P. Zeeman avaient été récompensés pour leurs recherches sur l’influence du magnétisme sur les phénomènes du rayonnement (effet Zeeman), et Emil Fisher pour ses travaux sur la synthèse des sucres et des composés organiques.

En 1903, les membres du comité de physique décident qu’il est temps de récompenser les auteurs des recherches sur la radioactivité, la découverte la plus importante des dernières années. Les premiers noms qui s’imposent sont ceux d’Henri Becquerel et de Pierre Curie, présentés pour le prix de l’année 1903, séparément ou ensemble, par des membres de l’Académie des sciences de Paris dont Gaston Darboux, Henri Poincaré, Gabriel Lippmann, Eleuthère Mascart 5… Il semble que la candidature de Marie Curie n’ait pas été envisagée, provoquant l’intervention de Gösta Mittag-Leffler. Le mathématicien suédois n’appartient à aucun comité Nobel mais est un membre très influent de la communauté scientifique européenne. Correspondant de la section de géométrie de l’Académie des sciences de Paris, il connaît bien la science française et les travaux de Pierre et de Marie Curie. De plus, il est un ardent défenseur de la cause des femmes et de leur place dans l’université et dans les sciences. Gösta Mittag-Leffler écrit donc à Pierre Curie pour lui signaler, officieusement bien sûr, que l’on songe à lui accorder le prix Nobel. Dans sa réponse Pierre demande que le prix envisagé soit accordé conjointement à Marie et à lui-même, leurs
mérites respectifs ne pouvant être séparés.

« Vous avez été assez aimable pour m’informer qu’il avait été question de moi pour le prix Nobel, écrit Pierre, le 6 août 1903. Je ne sais si ce bruit a beaucoup de consistance, mais dans le cas où il serait vrai que l’on songe sérieusement à moi, je désirerais beaucoup que l’on me considère comme solidaire avec Mme Curie dans mes recherches sur les corps radioactifs. C’est, en effet, son premier travail qui a déterminé la découverte des nouveaux corps et sa part est très grande dans cette découverte (elle a aussi déterminé le poids atomique du radium). Je crois que si nous étions disjoints en cette circonstance cela étonnerait beaucoup de gens. Puis ne trouvez-vous pas que ce serait plus joli au point de vue artistique de nous laisser ainsi associés ?
Il serait extrêmement peu convenable de ma part de faire une démarche quelconque auprès des membres de la commission. Mais si, cependant, vous trouviez une occasion de leur faire savoir mon opinion sur ce point particulier cela me ferait plaisir. J’ai envoyé en Suède la thèse de Mme Curie et je pense qu’ils verront eux-mêmes que sa part est aussi grande que la mienne dans ce travail.
Il va sans dire que je ne compte pas du tout sur ce prix et que s’il ne nous est pas donné, je n’en aurai aucune déception, mais il faut prévoir tout ce qui peut arriver.
Avec mes remerciements pour vos sentiments bienveillants à mon égard je vous envoie mes amitiés 
6».

Une difficulté surgit alors : Marie ne bénéficie pas de présentation pour l’année en cours, condition de sélection par le comité. Néanmoins, grâce à la prise en compte d’une proposition en faveur des Curie, émise l’année précédente par le professeur Charles Bouchard de la Faculté de médecine de Paris et correspondant de l’Académie des sciences de Stockholm, la candidature de Marie est retenue.

Il apparaît également que certains membres du comité d’attribution du prix pour la physique aient envisagé l’éventualité de ne récompenser que les Curie. Ainsi dans une lettre adressée à Henri Poincaré, le 8 septembre 1903, Gösta Mittag-Leffler s’enquiert « s’il serait plus juste de décerner le prix Nobel de physique à Monsieur et Madame Curie ou de partager le prix entre Becquerel d’un côté et les Curie de l’autre ».

Le 12 septembre, Henri Poincaré lui répond qu’il croit « qu’il serait plus juste de partager les prix entre Becquerel et les Curie ; car si les Curie sont plus fins et ont été plus en avant, Becquerel a été l’initiateur. Mais, ajoute-t-il avec réalisme, « je tiens surtout à assurer le succès et il n’y a pas lieu d’insister sur le partage si cette injustice devrait compromettre le succès de la combinaison 7».

Après de longues délibérations et de nombreuses tractations, le comité de physique propose de partager le prix entre Henri Becquerel et les Curie. Pour ces derniers, il n’est pas fait mention de leur découverte du radium, conformément aux vœux des membres du comité de chimie, pour lesquels la radioactivité relève également de leur discipline et la découverte du nouvel élément pouvant être récompensée plus tard par un prix de chimie. Ce sera le cas, en 1911, avec l’attribution du prix Nobel de chimie à Marie Curie.

Le 12 novembre 1903, l’Académie Royale des sciences de Suède décide de décerner le prix Nobel de l’année pour la physique à Henri-Antoine Becquerel pour sa découverte de la radio-activité spontanée ainsi qu’à Pierre Curie et à Marie Sklodovska-Curie pour leurs travaux concernant les phénomènes de radiation découverts par Henri Becquerel. Elle décerne également le prix Nobel de l’année pour la chimie à Svante-August Arrhenius pour sa théorie de la dissociation des électrolytes. Conformément aux statuts de la Fondation Nobel, la distribution annuelle des prix est fixée au 10 décembre, jour anniversaire de la mort du donateur. Les prix de physique, de chimie, de médecine et de littérature sont remis à Stockholm, où, des trois lauréats français, seul Henri Becquerel est présent.

Dans son discours, le président de l’Académie des Sciences, H.-R. Törnebladh rappelle les travaux des récipiendaires et conclut par ces mots :

« Les découvertes et les travaux de M. Becquerel et de M. et Mme Curie sont en relations intimes les uns avec les autres ; et les deux derniers ont travaillé en commun. Aussi l’Académie Royale des Sciences n’a-t-elle pas cru devoir séparer ces éminents savants, quand il s’est agi de récompenser par un prix Nobel la découverte de la radio-activité spontanée. L’Académie a jugé équitable de partager le prix Nobel de 1903 pour la physique en décernant la moitié au professeur Henri Becquerel pour la découverte de la radio-activité spontanée et l’autre moitié à Monsieur et Madame Curie pour les grands mérites dont ils ont
fait preuve dans l’étude des rayons découverts d’abord par Henri Becquerel »
. S’adressant à Henri Becquerel, il poursuit : « La brillante découverte de la radio-activité nous montre le triomphe de la science humaine, qui sait explorer la nature en émettant les rayons non déviés du génie dans les vastes espaces qu’il faut traverser. Votre victoire, Monsieur, est en effet une éclatante réfutation de la formule d’autrefois : ignoramus — ignorabimus, et elle nourrit l’espoir que le travail scientifique réussira à conquérir des territoires nouveaux — espoir vital de l’humanité ».

S’adressant ensuite au représentant du gouvernement français, auquel est remis le prix, en l’absence des Curie, il déclare : « Le grand succès de Monsieur et Madame Curie nous fait voir sous un aspect tout nouveau le mot divin : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; je lui ferai un aide semblable à lui ». Mais ce n’est pas tout. Les savants époux représentent aussi l’association de nationalités différentes, augure heureux des efforts combinés de la société humaine pour le développement de la science. En regrettant sincèrement que ces deux lauréats soient empêchés par leurs occupations de venir ici, nous sommes heureux de pouvoir nous adresser à l’illustre représentant de la France, M. le Ministre Marchand, qui a gracieusement promis de recevoir le prix attribué à ses compatriotes ».

  1. Eve Curie, Madame Curie, Gallimard, 1938, p. 290. ↩︎
  2. Eve Curie, op. cit., p. 291. ↩︎
  3. « Statuts de la fondation Nobel », publiés par Elisabeth Crawford, La fondation des prix Nobel scientifiques (1901-1915), traduction française Nicole Dhombres, Belin, 1988. (Les citations suivantes, sauf indication contraire, sont extraites de cet ouvrage). ↩︎
  4. « Statuts de la fondation Nobel », op. cit.. ↩︎
  5. Sur l’attribution des prix Nobel, les réseaux d’influence, les processus de décision… voir Elisabeth Crawford, op. cit., et Girolamo Ramunni, « Prix Nobel : le poids des critères politiques », La Recherche, n° 148, 1984, p. 1256 et Elisabeth Crawford, « Les prix Nobel et la politique », La Recherche, n° 151, 1984, p. 130. ↩︎
  6. Lettre de Pierre Curie à Gösta Mittag-Leffer, Institut Mittag-Leffer. (Une copie est conservée aux Archives de l’Académie des sciences de Paris). ↩︎
  7. Lettres échangées entre Henri Poincaré et Gösta Mittag-Leffer, Institut Mittag-Leffler. ↩︎