Loic Barbo

L’enfance de Pierre Curie

Pierre Curie
Pierre Curie, 7 ans. Collection de la famille Curie

Auteur: Loic Barbo

Une famille de médecins républicains 

Pierre Curie est né à Paris, le 15 mai 1859. Sa maison natale était située rue Cuvier, en face du Jardin des plantes, près du Muséum d’histoire naturelle où Eugène Curie, le père de Pierre effectuait des recherches médicales. Les ascendants de Pierre, Eugène son père, ainsi que Paul, son grand-père, étaient médecins, adeptes de la médecine homéopathique.

Bien qu’ayant souhaité se consacrer à la recherche, Eugène Curie dut rapidement y renoncer en raison des charges financières que lui imposèrent son mariage et la naissance de ses deux fils, Jacques en 1855, et Pierre quatre ans plus tard, et il se résigna à la pratique de la médecine de ville. 

Eugène Curie se comporta toute sa vie avec courage, dévouement et désintéressement. Cependant, les sympathies d’Eugène Curie pour la Commune et ses convictions politiques républicaines très affirmées, lui valurent l’abandon d’une partie de sa clientèle bourgeoise. Il sollicita alors un emploi de médecin inspecteur du service de protection de l’enfance et quitta Paris pour s’installer à Fontenay-aux-Roses puis à Sceaux.

En 1891, Eugène Curie prit sa retraite et s’installa dans une petite maison, rue des Sablons, à Sceaux où il demeura jusqu’en 1897, année du décès de son épouse Claire-Sophie, des suites d’un cancer du sein. Après quelques années passées auprès de Pierre et de sa famille, boulevard Kellermann à Paris, il retourna à Sceaux où il mourut le 25 février 1910. 

« Profondément imbus des principes républicains et anticléricaux, selon les termes de Jacques Curie, les parents de Pierre, élevèrent leurs enfants en dehors de toute conception religieuse, ne les faisant pas baptiser, et ne les faisant participer à aucune espèce de culte ».

Passion de la recherche et adhésion aux idéaux républicains, ces deux traits dominants des ascendants de Pierre Curie servirent de références à ce dernier tout au long de sa vie. L’orientation scientifique de l’activité professionnelle de Pierre doit assurément beaucoup à son père, et sa démarche scientifique expérimentale a sans doute été influencée par la méthode clinique homéopathique du docteur Eugène Curie, faite de patientes observations, d’humilité dans le diagnostic et de persévérance dans le traitement.

L’école buissonnière

« Instruits et intelligents, les parents de Pierre Curie, faisaient partie, selon Jacques, de la petite bourgeoisie peu fortunée, et ne fréquentaient pas les sociétés mondaines ; leurs seules relations étaient des relations familiales ». Jacques et Pierre Curie grandirent donc dans ce « milieu familial modeste et non exempt de soucis » et dans lequel « régnait une atmosphère de douceur et d’affection ». Leur éducation fut cependant très originale. Jacques, l’aîné, suivit de façon très irrégulière l’enseignement du lycée ; quant à Pierre, il ne fréquenta aucun établissement scolaire, son enfance s’écoula entièrement au sein de sa famille. 

Constatant le caractère extrêmement sensible et introverti, l’esprit rêveur et distrait de Pierre, ses parents se rendirent compte qu’une éducation conventionnelle avec une discipline contraignante lui serait désastreuse. De plus, ses qualités intellectuelles ne correspondaient pas à celles requises pour suivre et assimiler un programme scolaire au contenu trop strictement délimité. Refusant de se contenter d’une explication superficielle du phénomène attirant son attention, Pierre éprouvait un besoin impérieux de l’examiner, de l’approfondir afin de bien le comprendre. Pour cela, il concentrait sa pensée sur l’objet de son étude au point d’en oublier le monde extérieur. 

Ses premiers professeurs furent les membres de sa famille, tout d’abord sa mère qui lui apprit à lire. Ensuite ce fut son père qui, convaincu de l’influence bénéfique du contact de la nature sur le développement de l’enfant et sur la formation de son esprit, éveilla chez Pierre l’attrait des sciences naturelles. Sa véritable salle de classe fut ainsi la campagne où Pierre put assouvir son besoin de solitude et de réflexion. Lorsqu’il fut suffisamment âgé, il accompagnait son père et son frère dans de longues randonnées dans les bois autour de Paris, en particulier dans la vallée de Chevreuse. De ces promenades et excursions dans la campagne à toute heure de la journée, Pierre Curie a gardé un souvenir ému : 

« Oh ! Quel bon temps j’ai passé là, dans cette solitude bienfaisante, loin des mille petites choses agaçantes qui, à Paris, me mettent au supplice… Non, je ne regrette pas mes nuits passées dans les bois et mes journées qui coulaient toutes seules, je me souviendrai toujours avec reconnaissance des bois de la Minière ! C’est, de tous les coins que j’ai vus, celui que j’ai le plus aimé et où j’ai été le plus heureux. Je partais souvent le soir, et je remontais la vallée. Je revenais avec vingt idées en tête ».

Cette éducation particulière fut très irrégulière et fragmentaire ; certains domaines de prédilection furent largement développés par Pierre, d’autres délaissés. « Ses études classiques et littéraires, par exemple, ont été à peu près nulles, au contraire ses connaissances en géométrie et en sciences naturelles étaient plus avancées » précise son frère.

Lorsque Pierre atteignit l’âge de 14 ans, ses parents firent une entorse à ce régime éducatif très libéral, en le confiant à un professeur de mathématiques, Albert Bazille, qui comprit Pierre et se prit d’affection pour lui. Il lui enseigna les mathématiques élémentaires étudiées alors dans les différentes classes du secondaire et l’initia également au latin. L’importance du rôle de Bazille dans la formation mathématique et dans le développement de Pierre est soulignée par Jacques : « Il paraît certain que c’est à partir de ces leçons, que l’esprit de Pierre s’est ouvert et développé et que c’est au remarquable enseignement de M. Bazille qu’il dut sa transformation cérébrale, l’approfondissement de ses facultés et la naissance de ses capacités scientifiques ».

A la fin de l’année 1875, Pierre se présenta au baccalauréat ès sciences à l’âge de seize ans, ce qui correspondait à l’âge moyen des candidats. 

Et le 9 novembre 1875, à la suite de ses compositions écrites, et de ses réponses aux questions qui lui ont été posées par les membres du jury, Pierre Curie fut admis au grade de bachelier ès sciences avec la mention passable, ayant obtenu un total de 13 sur 22, c’est-à-dire une moyenne de 11,8 sur 20. 

Le niveau du baccalauréat n’était sans doute pas très élevé, cependant le taux de réussite était faible. Ainsi en 1875, dans l’académie de Paris, au cours des trois sessions d’avril-mai, de juillet et d’octobre-novembre, 1 765 candidats s’étaient inscrits au baccalauréat ès sciences. Seulement 663 furent admis, soit 38 % de réussite ! 

Un jeune homme rêveur

Pierre Curie adolescent, est un jeune homme mince et grand (1,74 m), portant une barbe et des cheveux châtains, selon les renseignements portés sur ses documents militaires, lors du recrutement de 1880. Pierre n’effectua pas de service militaire, il en fut dispensé ayant contracté un engagement de cinq ans dans la fonction publique. 

 Commentant une photographie, prise en 1878, le représentant avec sa famille, Marie Curie écrit : « C’est alors un jeune homme d’aspect timide et réservé. L’impression d’une vie intérieure profonde se dégage pourtant du jeune visage tel qu’il apparaît sur une bonne photographie du groupe familial composé par le docteur Curie, sa femme et ses deux fils. La tête est appuyée sur la main dans une pose d’abandon et de rêverie, et on ne peut s’empêcher de trouver frappante l’expression des grands yeux limpides à la forme allongée qui semblent suivre quelque vision intérieure. Son frère auprès de lui offre un contraste saisissant par ses cheveux bruns, son regard plein de vivacité et son allure décidée ».

Cette opposition de caractères entre les deux frères, Jacques l’extraverti et Pierre l’introverti, ne les empêcha pas d’être très liés tout au long de leur vie. Durant leur enfance et leur adolescence ils eurent des distractions communes et la même passion pour la nature. Ils nouèrent des relations amicales avec les mêmes jeunes gens : leur cousin Louis Depoully qui devint médecin et Albert Bazille, le fils du professeur de mathématiques de Pierre, qui fit des études d’ingénieur. Plus tard, séparés pour des raisons professionnelles, les deux frères éprouvèrent toujours du plaisir à se retrouver comme le souligne Pierre dans une lettre à Marie, écrite en 1894 :

« J’ai été très heureux de passer quelques heures avec mon frère. Par moments, il me semblait être revenu à l’époque où nous vivions toujours ensemble. Nous en étions alors arrivés à avoir, sur toutes choses, les mêmes opinions ; à ce point que, pensant de même, il ne nous était plus nécessaire de parler pour nous comprendre. Cela était d’autant plus étonnant que nous avons des caractères entièrement différents ».

Les caractères opposés des deux frères expliquent les relations différentes entretenues avec leur père. Pierre vécut très longtemps au domicile de ses parents, entretenant de bons rapports avec son père, malgré le caractère de plus en plus autoritaire de ce dernier, surtout lors de discussions politiques. Pierre acceptait facilement l’autoritarisme du docteur Curie ; « Je ne suis pas très fort pour me mettre en colère » disait-il en souriant. Ce qui n’était pas le cas de son frère Jacques qui entrait souvent en conflit avec son père. Dans une lettre de 1897, Pierre se fait l’écho de ces altercations qui devenaient de plus en plus fréquentes et inquiétaient sa mère. « Maman est si triste quand je parle de m’en aller que je n’ai pas encore eu le courage de fixer le jour. Elle a aussi très peur que Jacques ne se dispute avec papa, ils sont violents tous deux ».

Pierre Curie est à vingt ans, un jeune homme inquiet, angoissé quant à son avenir et qui s’interroge : «Que serai-je plus tard ? Bien rarement je suis tout à moi ; ordinairement, une portion de mon être est endormie. Il me semble que chaque jour mon esprit s’alourdit. 

Dans un autre texte également écrit vers l’âge de vingt ans, l’inquiétude, l’angoisse face à l’avenir lui inspirent ces réflexions : « Il nous faut manger, boire, dormir, paresser, aimer, c’est-à-dire toucher aux choses les plus douces de cette vie, et pourtant ne pas succomber. Il faut qu’en faisant tout cela, les pensées antinaturelles auxquelles on s’est voué restent dominantes et continuent leur cours impassible dans notre pauvre tête. Il faut faire de la vie un rêve, et faire d’un rêve une réalité ».

Lorsqu’il écrit ces lignes, Pierre ne sait pas encore que son rêve se concrétisera à travers ces activités antinaturelles que sont la science et la recherche, et qu’à défaut d’orgueil ou d’ambition il pourra compter sur son imagination et son sens aigu de l’observation.

Références :

  • Marie Curie, Pierre Curie, Payot, Paris, 1923, p. 10.
  • Bibliothèque Nationale, N.A.F. 18434. 
  • Archives Nationales, F 17/22812.
  • Jacques Curie, « Notes biographiques sur Pierre Curie », Bibliothèque Nationale, N.A.F. 18434, p. 176.
  • Marie Curie, préface des Œuvres de Pierre Curie, Gauthier-Villars, Paris, 1908.
  • Eve Curie, Madame Curie, Gallimard, Paris, 1938, p. 197.
  • Jacques Curie, « Notes biographiques sur Pierre Curie », Bibliothèque Nationale, N.A.F. 18434, p. 177.
  • Nicole Hulin-Jung, L’organisation de l’enseignement des sciences, Edition du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1989, Paris, p. 155.
  • Archives Nationales, AJ/16/5410.
  • Bibliothèque Nationale, N.A.F. 18434.
  • Lettre de Pierre Curie à Marie Sklodowska, 29 juillet 1897, Bibliothèque Nationale, N.A.F. 18447, p. 396.
  • Lettre de Pierre Curie à Marie Sklodowska, 27 juillet 1897, Bibliothèque Nationale, N.A.F. 18447, p. 392.
  • Bibliothèque Nationale, N.A.F. 18434, « Fragments du journal », p. 1-2.